Il y aura un premier jour sans moi, puis une nuit, puis l’éternité.

Pvt. Charles Chapman of Company A, 10th Virginia Cavalry Regiment (left), and unidentified soldier, 1861-65 source


Je raconte ça du mieux que je peux. C’était il y a longtemps, avant l’Amérique. J’ai passé six semaines parmi les déchus, les ruinés, les affamés. Beaucoup ont fini par-dessus bord, c’est comme ça que ça se passait.
Même le capitaine avait succombé à la fièvre, alors on a atteint le Canada dans un navire sans commandement. Confiné au bâtiment des fiévreux avec nous autres, où il y a eu des centaines de morts. Je relate ça comme je peux. On était rien. Personne voulait de nous. Le Canada avait peur de nous. On était des pestiférés. Des humains faits rats. La faim, ça vous prend tout. Alors on était plus rien. La parole, la musique, Sligo, les histoires, l’avenir, le passé, c’était comme la merde des bêtes. Quand j’ai rencontré John Cole, j’étais un parasite humain, même la vermine voulait pas de moi. Et les gens bien avaient pas besoin de moi. Voilà comment ça a commencé. Ça vous donne une idée de mon bonheur d’avoir croisé John Cole. C’était la première fois que j’avais l’impression d’être à nouveau humain. Mais ça suffit, j’ai pas envie d’en dire plus. Rideau.

John Cole avait que douze ans quand il était parti sur les routes. Dès que je l’ai vu, je me suis dit, un camarade. Et quel camarade. Je trouvais ce garçon assez élégant, même avec son visage pincé par la faim. J’ai fait sa connaissance sous une haie, dans ce maudit Missouri. Notre rencontre s’est produite grâce au ciel qui s’est déchiré sous le poids du déluge. Loin de tout, dans les marais, après cette bonne vieille Saint-Louis. À l’abri sous une haie, on s’attendrait plus à croiser un canard qu’un humain. Le ciel se craquelle, je trouve un abri, et il est là. Sans ça, je l’aurais peut-être jamais rencontré. Un ami pour la vie. Une rencontre curieuse et décisive, ça, on peut le dire. Un coup de chance.

On dirait qu’on a été cousus ensemble, John Cole et moi. C’est beau. On a pu garder Winona dans la tempête de la vie, on sait pas comment, elle dit la même chose, elle dit aussi qu’elle est heureuse de nous avoir de nouveau à la maison. C’est une bien meilleure musique que celle des os de nos jambes qui s’entrechoquent dans un chariot. On est repartis pour un tour. Après tout.
John Cole tremble comme un petit enfant qui a froid. On est deux soldats sous la pointe scintillante des étoiles. Le visage allongé de John Cole, sa démarche allongée. Les rayons de lune peuvent même pas le flatter, tellement il est beau.

La nature, pas de doute, ça fait pas tout. John Cole donne l’impression d’être capable de vous tuer sans que ça le fasse sourciller, mais la façon dont il s’occupe de Winona dit tout autre chose.

Je suis gentil comme femme, dur comme homme. Chacun de mes membres est brisé en tant qu’homme, réparé en tant que femme. Je me couche avec l’âme d’une femme, je me réveille pareil. Je vois pas comment ça pourrait plus être vrai. Peut-être que je suis né homme et que j’ai grandi femme. Peut-être que le jeune garçon que John Cole a rencontré était déjà une fille. Lui, il était pas une fille, pas de doute. Peut-être que tout ça, c’est mal. Je sais pas si la Bible en parle. Peut-être que personne a jamais couché ça par écrit. J’ai jamais vu ça, sauf quand on dansait sur scène. Dans la salle de M. Noone, on était ce à quoi on ressemblait. Jouer un rôle, c’est pas que de l’apparence. C’est aussi une magie étrange qui a le pouvoir de changer le destin. À force d’imiter quelque chose, on finit par le devenir. Alors qu’on file dans les plaines, Winona blottie contre ma poitrine, j’ai enfin compris que j’étais entièrement et tout simplement une femme. Dans cette tête ouverte à tout vent. Même si mes seins étaient faits de mes chaussettes de l’armée roulées en boule.

Quand je me retourne sur ma cinquantaine d’années, je me demande comment elles ont passé. Comme ça, j’imagine, sans que j’y prête vraiment attention. La mémoire d’un homme contient une centaine de jours, alors qu’il en a vécu des milliers. C’est ainsi. On dispose d’un stock de jours, qu’on dépense comme des ivrognes sans cervelle. C’est pas une critique, juste une constatation.

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Dans la compagnie, les vieux disaient que les Indiens, c’est juste des êtres malfaisants, des êtres malfaisants au visage de marbre qui veulent qu’une chose, c’est vous tuer. Que les Indiens devaient être rayés de la surface de la terre, que c’est ça qu’il faut faire. Les soldats sont des grandes gueules. C’est surtout de ça qu’est fait leur courage, disait John Cole, un homme plein de bon sens.

On avait beau être désespérés et décimés, il restait quelque chose en nous. Quelque chose dont même l’eau et la faim pouvaient pas venir à bout. La volonté humaine. Il faut lui rendre hommage. Je l’ai souvent vue à l’œuvre. Elle est pas si rare. Et c’est ce qu’il y a de meilleur en nous autres.

Quel sacré plaisir que de manger. De mâcher de la nourriture. Comme si c’était la première fois. Presque du lait maternel. Tout ce qui nous constituait, et qui avait commencé à se dissiper sous le coup de la faim, a réapparu. Les hommes se sont remis à parler, les rires sont revenus. Le sergent faisait mine d’être à la fois furieux et gêné.

Mais la fierté, c’est le petit déjeuner des imbéciles.

Les chevaux se sont mis à éclabousser, et on a été bientôt trempés. Ce qui a pas soulagé Watchorn, qui s’est mis à hurler. Il connaissait une douleur qu’aucun homme pouvait supporter. Certains étaient aussi mal en point que lui, mais ça avait davantage attaqué le cerveau de Watchorn, et quand on a gagné l’autre rive, le major a dû le faire ligoter sur son cheval. De toute façon, Watchorn avait presque cessé d’être un humain. On était terrorisés. Cet homme hurlait à cause d’une douleur si terrible que, d’une certaine manière, on avait tous l’impression de la ressentir. On a dû le ligoter parce qu’il s’arrachait le visage avec les mains, alors en plus, il devait supporter l’affront d’être transporté comme un sac à patates sur le dos de son cheval. Puis, grâce à une étrange miséricorde, il a plongé dans la stupeur, et, trempés et harassés, on a fini par arriver à destination. Dans les mois à venir, des hommes perdraient des orteils et des doigts à l’hôpital du fort. C’était des engelures, la morsure du froid, disait le médecin. Le cannibalisme du froid, oui. Watchorn et deux autres ont pas passé l’été. La gangrène s’en est mêlée. C’est une partenaire avec laquelle aucun soldat a envie de danser.

J’imagine qu’au final, la Terre promise est toute en nuances de gris. C’est pas simple de créer à partir de rien, Dieu le sait.

Un homme qui a survécu à un massacre est un homme singulier, on le salue quand on le croise et on raconte plein de choses à son sujet. C’est Caleb Booth, l’homme magique. Un homme magique, on a envie qu’il se batte à vos côtés, parce qu’il vous donne le sentiment que l’univers est fait de mystères et de miracles. Qui vous dépassent, qui dépassent toute la merde et le sang que vous avez pu voir. Que finalement, Dieu est peut-être en train de veiller sur vous.

Tirez ! crie le sergent. On recharge à toute vitesse et on tire. De nouveau. Poudre, balle, bourrer, armer, viser, tirer. Poudre, balle, bourrer, armer, viser, tirer. La mort décime le village et fauche ses âmes. On œuvre dans un chagrin puissamment et follement vengeur et avec une détermination sans faille, on aspire à l’annihilation totale. Rien d’autre apaisera notre soif. Rien d’autre comblera notre faim. À l’histoire de nos camarades morts, on écrit une fin dans le souffle brûlant de l’été. On tire et on rit. On tire et on crie. On tire et on pleure. Hubert recule et actionne la corde. Boethius entend et ramène les chevaux. Lève ton mousquet et tire, John Cole. Hâtez-vous, vous la rangée d’hommes bleus, la mort est une amie infidèle.

Les loups descendront des montagnes quelques jours après notre départ et creuseront autour des pierres qu’on a entassées. C’est sûr. C’est pour ça que les Indiens installent leurs morts en haut de piquets. Nous on les met en terre, on trouve ça plus respectueux. En référence à Jésus, sauf que Jésus connaît rien à l’Amérique. Ça prouve à quel point on est bêtes. Parce qu’il sait vraiment pas ce qu’il se passe.

Pourquoi un homme en aide-t-il un autre ? Ça sert à rien, la vie s’en moque. La vie, c’est qu’une succession de moments difficiles en alternance avec des longues périodes où il se passe rien, à part boire de la chicorée, du whisky et jouer aux cartes. Sans aucune exigence. On est bizarres, nous autres soldats engoncés dans la guerre. On est pas en train de discuter des lois à Washington. On foule pas leurs grandes pelouses. On meurt dans des tempêtes ou des batailles, puis la terre se referme sur nous sans qu’il y ait besoin de dire un mot, et je crois pas que ça nous dérange. On est heureux de respirer encore quand on a vu la terreur et l’horreur qui, juste après, se font oublier. La Bible a pas été écrite pour nous, ni aucun livre. On est peut-être même pas des humains, puisqu’on rompt pas le pain céleste. Pourtant, si Dieu essayait de nous trouver une excuse, il pourrait invoquer cet étrange amour parmi nous. C’est comme quand on cherche dans l’obscurité, qu’on allume une lampe et que la lumière vient à notre rescousse. On découvre des objets ainsi que le visage d’un homme qui est pour vous comme un trésor déterré. John Cole. Une sorte de nourriture. De pain terrestre. La lumière de la lampe va jusqu’à ses yeux, et une lueur lui répond.

Ce monde juste a-t-il jamais vu une telle somme de souffrances ? Nos gars viennent de partout, de l’Est surtout, mais aussi de certains États qui touchent le Canada. Il y a là des fermiers, des tonneliers, des menuisiers, des colons. Des marchands et des fournisseurs qui ont servi l’Union. Tous égaux, à présent. Rongés par la faim et plombés par la maladie. Des cas d’hydropisie, de scorbut et de variole. On est malades du ventre, des os, du cul, des pieds, des yeux, du visage. On voit de grandes plaques rouges sur des centaines de visages. On a le corps ravagé par la teigne, les poux, un million de puces. Des hommes tellement malades qu’ils meurent de la mort. Des hommes qui étaient forts, si difficiles à abattre. Quand on obtient son petit bout de pain de maïs, on se dépêche de l’enfoncer dans sa gorge, sinon on se le fait voler. Presque pas de cartes, pas de musique, juste un silence fait de souffrance muette. Certains perdent la tête, ce qui est une chance. Certains se font abattre pour s’être aventurés au-delà de la limite permise, une simple rangée de piquets blancs près de l’enceinte. Ils savaient plus où ils étaient. On voit des hommes silencieux, qui ont l’air d’avoir perdu la tête, debout à l’entrée de leur tente avec leur barbe et leurs rouflaquettes. On les voit pendant des semaines et des semaines, puis ils se couchent.

Le diable est partout ce jour-là. Tuez-les tous. Laissez rien en vie. Alors on les a tous tués. Il en restera même pas un pour raconter cette histoire. Quatre cent soixante-dix cadavres. Et quand les soldats ont fini leur macabre besogne, ils coupent. Le sexe des femmes, qu’ils étendent sur leur chapeau. Les testicules des garçons pour les faire sécher dans des poches à tabac. Les têtes et les jambes afin que les guerriers puissent pas arpenter les terres de la chasse éternelle. Ensuite, ils remontent sur la colline couverts de sang et de lambeaux de chair. Éclaboussés de veines comme des fils de coton. Satisfaits à la manière des démons qui ont servi le diable. Ils exultent, ils s’interpellent. Maculés du sang de la gloire. Jamais j’ai entendu des rires aussi étranges. Des rires hauts comme les collines, vastes comme le ciel. Ils se tapent dans le dos. Échangent des paroles noires, plus noires que du sang séché. Sans un remords. Le summum de la vie et du bonheur. Le plus beau des massacres. Vigueur et force de vie. Puissance et désir exaucé. L’apogée de l’existence du soldat. Le jour où les comptes sont enfin à zéro.

Dieu merci, John Cole et moi, le vieux Lige Magan et Starling, on est vivants, ainsi que Dan FitzGerald. Sinon, bordel de Dieu, comment on ferait pour jouer aux cartes ?

Sebastian Barry - Des jours sans fin (Joëlle Losfeld, 2017)
Trad. de l'anglais (Irlande) par Lætitia Devaux

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